Rendez vous nocturne Inspiré de "Laisser sa trace à tout prix", reportage sur les graffeurs du métro parisien par Simon Maud, Métro n°1052, lundi 18 décembre 2006.
Deux heures du matin. C'est l'heure. Je me lève, j'enfile en vitesse un pantalon et un tee-shirt. Pas besoin de prendre le temps de me réveiller, j'ai déjà les yeux grands ouverts. J'enfile mon blouson, j'ai ce qu'il faut dedans. Je pars sans manger, c'est sans importance. Juste avant de partir, je saisis mon bonnet, même s'il ne fait pas froid. Je sors de mon appart'. J'oublie de fermer à clé. Ca non plus, c'est sans importance. En bas des escaliers de l'immeuble, mes potes. Ils sont déjà là. Un rapide salut, quelques mains qui se croisent, quelques mots, des plaisanteries. Je suis en retard, paraît-il. Pourtant, c'est moi qui insiste pour que l'on se retrouve tous ensemble. C'est plus facile de se rejoindre au même endroit, que de se perdre. On commence à marcher. On a choisit une nouvelle cible. Plus loin que d'habitude, mais c'est l'intérêt. On connaît le réseau. On a à peine eu besoin de prendre des repères. On file. C'est vraiment pas tout près. J'en profite pour profiter de la vue. La ville est magnifique, la nuit. Peu de voitures, c'en est presque silencieux. La chaleur du goudron se dégage encore. J'ai toujours mon bonnet à la main. Les lampadaires éclairent notre route. La nuit est toute de lumière. Je regarde. Elle se reflète sur les rares nuages, tout là haut. Nous renvoyant cette lumière, limite féerique. C'est presque trop. Je redescends sur terre. On arrive. Les autres montre du doigt la bouche, ne cachant pas leur excitation. Ils peuvent : on est seuls. Moi, je ne montre rien. Mais chacun sait que je n'en pense pas moins : l'adrénaline commence à effleurer ma peau, je me sens transporté. Selon eux, je suis le plus motivé. En dehors de notre petit cercle, on me dirait fou. Mais chacun sa folie, je le sais : certains s'évadent dans la drogue, d'autres l'alcool, moi c'est le graf. Nous y voilà. On repère rapidement la grille qui nous permettra d'entrer. Rien de différent avec les autres. L'un s'écarte. Il va vérifier l'entrée principale. Personne : elle est fermée, apparemment pas de gardien, ce soir. Il se propose d'entrer en éclaireur. Taquin, je râle : c'est mon tour. Mais je le laisse y a aller quand même. Ca m'est égal, ce n'est pas ça que je préfère. Je lui laisse donc son plaisir, et attends le signal. "C'est bon." Il n'est même pas remonté. Mais chacun de ceux qui restent, moi comme les autres, met ce qu'il a emporté sur sa tête. Mon bonnet gris s'enfonce donc sur mes oreilles. Quelques caméras veillent toujours les rails endormis. On y va. On ne se regarde pas mais on sait que nous avons tous un grand sourire au lèvres. Au fur et à mesure que l'on descend, la température monte. La chaleur des tunnels. C'est pour nous comme un cocon. On pose pied au sol. On est enfin chez nous. On longe les murs, on finit par atteindre la station. Tous les regards se tournent vers les murs soi disant destinés aux gens comme nous. Des "espaces de liberté d'expression". C'est ainsi qu'ils les appellent. Mais d'autres sont passés avant nous. On regarde les tags orduriers avec dédain. Ces barbouilleurs gâchent notre réputation. Mais on n'aurait rien fait là. L'interdit. C'est ce qui nous motive. Nous continuons tous sans nous arrêter. L'éclaireur n'est pas loin, il a déjà commencé. Les gars chipotent, le grondent gentiment : il aurait pu nous attendre ! Je m'en moque. Je m'approche d'un mur encore vierge, et je sors ma bombe. Je commence mon œuvre. Impossible de savoir ce que je dessine. C'est toujours comme ça au début. Ca ne ressemble à rien. Et pourtant, quand je me pose pour admirer mon travail achevé, c'est toujours une fierté. J'entends vaguement les autres parler de l'inauguration du tramway. Il faudrait qu'on le visite, un de ces jours. Ils semblent attendre ma réponse. Je hausse les épaules. Ce que j'aime, c'est ces tunnels, mais pourquoi pas. Je continue. J'entends de moins en moins les autres. Mais eux aussi sont tout à leur art. Je ne sens plus rien d'autre que la peinture sous pression sous mes doigts, je ne vois plus rien que la peinture déposée sur le mur. Mon cœur bat. Je suis exalté. J'ai l'impression que je n'en ferais pas de meilleur que ce soir. Je ne m'arrête pas, pourtant je sens la douleur remonter mon bras. Je suis inspiré. La crampe se confirme. Mais je ne m'arrête pas. Jusqu'à ce qu'un caillou nous arrête tous. Bombe levée, poing serré autour, nous sommes dans l'attente. Nos oreilles scrutent le silence. On se regarde : fausse alerte ? Mon cœur bat la chamade. L'adrénaline me remonte tout d'un coup à la gorge. Il n'y a plus aucun doute. "Ils" sont là. Campés sur nos jambes, nous sommes prêts. Des aboiements. Ils ont amené les chiens ! Plus aucune hésitation : on fonce. Les bombes tombent, avec un tintement métallique sur le ciment. Les grognements se rapprochent. Pas le choix, il faut sortir. Nous courrons. Nous escaladons l'échelle à une vitesse ahurissante. Les chiens devront faire un détour. On a un peu d'avance. Ca ne dure pas. On est vite repéré par une autre équipe. La chasse reprend. On se sépare. C'est instinctif. Le sang bat mes tempes. Je n'entends plus que mon souffle qui brise le silence, accompagné par les aboiements qui me suivent de près. C'est moi qu'ils poursuivent. Je suis soulagé pour les autres. Ils n'ont plus de souci à se faire. Ils sont tous derrière moi. Intérieurement, je les encourage. Ils n'auront pas les autres. Je ne regarde pas où je vais. Je vois juste les lumières défiler sur le côté de mes yeux. J'avoue. C'est la première fois que j'ai aussi peur. Ils sont vraiment tout près. Mais je souris. J'ai l'impression de m'envoler. Mais soudain, j'arrive à un cul de sac. Le quai. Je reconnais. C'est la Marne. Je regarde par-dessus mon épaule. Je les vois, maintenant. Trop près. Je regarde l'eau. Est-ce que j'espère pouvoir nager jusqu'à l'autre rive ? Peut-être. Je saute. Je touche à peine l'eau. J'ai chaud. Elle est froide.
Ca fait un an aujourd'hui. Un an qu'il nous a quitté. Hydrocution. C'était certainement la dernière chose à laquelle il s'attendait. Mais cela ne nous a pas arrêté. Et cette nuit, nous retournons sur ces rails. Là où ils a laissé son dernier graf en souvenir. Et pour une fois, avant de taguer, on s'assoit. "On", c'est nous, les trois qu'il a laissé derrière lui. Mais nous ne sommes pas tristes. On regarde son œuvre. Aujourd'hui, je crois, je le comprends. Son dernier tag inachevé, je sais ce qu'il signifie. C'est dommage, il l'avait presque fini. Mais personne n'y touchera. Même pas moi, qui sait maintenant comment le terminer. On se regarde, à peine une seconde. On sort les bombes. Je m'installe sur un bout de tunnel, en face du dessin superbe. Le rouge me monte au joues, je m'y mets. Oui, je comprends. Car aujourd'hui, je suis atteint par la même folie qui l'avait envahi. Impossible d'y échapper. Il faut croire que c'est contagieux. Mais je souris. Je m'y complais. C'est moi qui avait ouvert la grille, ce soir là. Ce soir sera la plus belle nuit. Car c'est pour lui. Je vous l'ai dit, je ne suis pas malheureux. Il est parti soudainement, c'est vrai, mais il aimait sa liberté. Même s'il avait su, il aurait préféré ça. Je sens son regard sur mes mains. J'ai terminé. Je m'éloigne et observe. Oui. La même folie.
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